Éternelle

Karim-Pierre Maalej

« Un beau soleil baignait ma campagne et je trouvais le paysage d'une douceur presque étonnante après ma semaine dans le désert. Toutes ces nuances de verts, de marrons, tous ces champs en damiers, tous ces arbres, toutes ces terres fécondes! Notre oeil s'habitue à cette diversité, comme si elle allait de soi. Il suffit de s'en éloigner, ne serait-ce que quelques jours, pour la redécouvrir avec un regard tout neuf.
C'est quand même bien, la vie.
Ce soleil était le bienvenu parce qu'aujourd'hui, j'allais au cimetière.

Je fais partie de ceux-celles qui vont au cimetière le jour de la Toussaint ou de la fête des Défunts, par devoir, par habitude, et j'oserai le dire, parce que, dans mon village, "ça se fait". J'ai été élevée ainsi et je perpétue cette tradition. Bien avant de partir en Mauritanie, j'avais acheté les fleurs artificielles (en Tergal, surtout pas en plastique) et ma mère les fleurs naturelles.

Je déambule avec elle. Nous allons tout d'abord visiter les morts que nous aimons. Ma mère a une telle aptitude à mettre ses émotions à distance qu'avec elle, les visites au cimetière deviennent une sorte de jeu de l'oie grandeur nature, avec commentaires sur le choix des chrysanthèmes, des décorations funéraires, l'état des plaques... Devant la tombe de Papy, elle me désigne quelques fleurs en plastique achetées par sa soeur en haussant le sourcil et laisse tomber un : "Elle est comme ça! ça n'enlève rien à ses qualités mais elle est comme ça!" (Traduction : elle a acheté des fleurs en plastique, or, dans ma famille, la fleur artificielle ne s'entend qu'en Tergal). De même, elle arrange un chrysanthème déjà abîmé : "Ah, je vais revenir avec de la ficelle et des tuteurs! Cette année, ils n'ont pas tenu, ces chrysanthèmes! L'an dernier, ils étaient de meilleure qualité". Elle jette des regards presque courroucés sur les belles plantes voisines : "Ceux-là sont mieux que les nôtres" et se console de voir que d'autres connaissent les mêmes désagréments que nous: "Ah, ceux-là, ils sont penchés... Tiens, regarde, ils ont mis de la ficelle et un tuteur! C'est ce que je vais faire dès demain."

Une fois que nous avons visité nos proches, commence la tournée des morts de l'année. Quand on habite un village, le cimetière est comme un quartier où l'on a ses connaissances. Ma mère m'entraîne devant le caveau du directeur d'une industrie locale, orné d'une plaque annonçant que le défunt était détenteur de nombreuses décorations. "C'était un brave homme, c'est vrai. Il se promenait bras-dessus, bras-dessous avec sa femme. Comme ce doit être triste de perdre son conjoint quand on s'entendait bien... Enfin, c'est quand même assez rare" (comprendre : c'est quand même assez rare de bien s'entendre avec son mari).
Elle me guide ainsi entre les allées, un oeil sur les fleurs, l'autre sur les noms inscrits au fronton des tombes. "Tu te souviens de ..., tu l'as connu quand tu étais enfant... tiens, allons voir Rémi, c'était un bon copain de Papy... Et cette pauvre jeune fille..."

Quand nous passons devant la tombe de mon père, je dis : "C'est beau ces fleurs blanches" et elle me répond, sur ce même ton uni, sans émotion apparente : "Ils peuvent quand même faire ça pour lui".

Il y a tous les morts des années précédentes que nous connaissions, et si nous passons à côté, elle rappelle leur souvenir, comme ça, sans aucun pathos, comme une sorte de rite ancestral qui consisterait à ne pas perdre la mémoire, à redire deux-trois choses de ces personnes qu'elle a connues, qui étaient nos voisins, nos connaissances.

Et bizarrement, cette promenade est apaisante, elle me dit que la mort est dans la vie, qu'un jour je devrai faire cette promenade sans elle, que tous les personnages qui ont composé notre étrange constellation familiale sont réunis dans ce jardin paisible, plein de couleurs, que toutes les choses finiront là, et qu'en attendant cette fin inéluctable, nous, nous sommes vivant-es, alors nous vivons. »


Texte de samantdi.


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